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De la compétence internationale du juge français pour prononcer des mesures d’instruction in futurum de l’article 145 CPC

De la compétence internationale du juge français pour prononcer des mesures d’instruction in futurum de l’article 145 CPC

Auteur : Cyril Nourissat Professeur agrégé des Facultés de droit Directeur du Comité Scientifique
Publié le : 07/12/2018 07 décembre déc. 12 2018
Source : www.lexavoue.com
De la compétence internationale du juge français pour prononcer des mesures d’instruction in futurum de l’article 145 CPC
 
 
Par deux importants arrêts prononcés le même jour, l’un de cassation (Civ. 1ère, 14 mars 2018, n° 16-27.913) et l’autre de rejet (Civ. 1ère, 14 mars 2018, n° 16-19.731), la 1ère chambre civile apporte une contribution décisive au prononcé de mesures provisoires par le juge français dans le cadre d’un litige frappé d’un élément d’extranéité. Ainsi, dans le premier arrêt, la Cour peut-elle décider au visa des « articles 31 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 (…) et 145 du code de procédure civile » qu’« une mesure d'expertise destinée à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige, ordonnée en référé avant tout procès sur le fondement du second de ces textes, constitue une mesure provisoire au sens du premier, qui peut être demandée même si, en vertu de cette Convention, une juridiction d'un autre Etat lié par celle-ci est compétente pour connaître du fond. » Et dans le second arrêt, de statuer dans le même sens en retenant qu’ « en application de l'article 35 du règlement (UE) n°  1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, dit Bruxelles I Bis, les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d'un Etat membre peuvent être demandées aux juridictions de cet Etat, même si celles d'un autre Etat membre sont compétentes pour connaître du fond, la cour d'appel en a déduit à bon droit, sans avoir à déterminer la juridiction compétente pour connaître du fond, et, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par les première et troisième branches, que la juridiction française était compétente pour ordonner, avant tout procès, une mesure d'expertise devant être exécutée en France et destinée à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige. »
 
Dit de manière plus simple, le juge français peut toujours ordonner, sur le fondement de l’article 145 et des dispositions européennes ou internationales pertinentes, une mesure d’expertise devant être exécutée en France sans avoir à s’attacher à la question de la compétence au fond qui par hypothèse est celle d’une juridiction d’un autre Etat, en compris désignée par une clause attributive. Cette position adoptée par la Haute juridiction civile constitue une réponse attendue aux doutes qui ont longtemps prévalu à raison d’une jurisprudence ambiguë de la Cour de justice de l’Union (ci-après CJUE) au sujet de laquelle certains commentateurs avaient fait part de leurs hésitations, mais aussi d’un certain désordre dans la position des juridictions du fond françaises.
 
Pour mémoire on rappellera que l’article 24 de la Convention de Bruxelles, comme l’article 31 de la Convention de Lugano et, donc, l’article 35 du « règlement « Bruxelles I bis » disposent que « les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d’un État membre peuvent être demandées aux juridictions de cet État, même si les juridictions d’un autre État membre sont compétentes pour connaître du fond. »
 
Il y a un peu plus de dix ans, la CJUE avait été amenée à s’exprimer sur le fait de savoir s’il était possible de se prévaloir du chef de compétence de l’article 24 de la Convention de Bruxelles de 1968 (devenu art. 35 du règlement « Bruxelles I bis ») relatif aux mesures provisoires pour obtenir une mesure d’instruction simplement destinée à établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige (CJCE, 28 avr. 2005, St. Paul Dairy Industries NV, C-104/03). Au cas précis, était en jeu une demande d’audition d'un témoin devant une juridiction néerlandaise à propos d’un litige appelé à être porté devant les juridictions du défendeur domicilié en Belgique. La Cour rejette la possibilité de recourir au chef de compétence de l’article 24 pour fonder celle du juge néerlandais au motif que ne répond pas à la finalité poursuivie par l’article 24 de la convention une mesure qui n’a pas d’autre justification que de permettre au demandeur d’évaluer l’opportunité d’une action éventuelle, de déterminer le fondement d’une telle action et d’apprécier la pertinence des moyens soulevés dans ce cadre.
 
La grande proximité rédactionnelle du texte de procédure néerlandais en cause dans cette affaire avec les dispositions de l’article 145 du CPC avait amené certains commentateurs français à considérer que ce dernier ne pouvait donc pas se combiner avec l’article 24 de la Convention. Autrement dit, selon eux, l’article 24 ne pouvait être invoqué pour justifier la compétence d'une juridiction française saisie d’une demande fondée sur l’article 145 CPC. Cette position doctrinale restrictive a été discutée par d’autres (pour une synthèse précise du débat, H. Gaudemet-Tallon, Compétence et exécution des jugements en Europe, 5° éd., LGDJ, 2015, spéc. n° 308-1), contredite par nombre de juridictions du fond mais suivie par la Cour de cassation, en particulier par une décision où elle a censuré un arrêt qui avait ordonné une expertise sur le fondement de l’article 145 CPC dans un litige relevant de la compétence d’une juridiction italienne par l’effet d'une clause attributive. La première chambre avait ainsi reproché aux juges du fond d'avoir accueilli cette demande sur le seul fondement de l’existence d’un lien de rattachement entre la mesure et le tribunal français saisi « sans rechercher si la mesure était destinée à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond en conservant des preuves menacées de disparition » (Civ. 1ère, 4 mai 2011, n° 10-13.712).
 
C’est donc tout le mérite des deux arrêts ici analysés que de fixer enfin les choses et de poser les conditions dans lesquelles le juge français pourra ordonner une expertise alors même que le fond du litige ne peut être connu que par une juridiction d’un autre Etat, au surplus lorsque cette juridiction a une compétence exclusive. Certes, la Cour de cassation, animée d’une préoccupation d’uniformité d’application des textes européens, aurait pu saisir à titre préjudiciel en interprétation des articles pertinents de la Convention de Lugano ou du règlement « Bruxelles I bis ». Mais, l’on peut aussi penser que dans le silence apparent des textes européens, il y a bien place pour les règles de procédure nationale, ce qui est – chacun le sait – le principe (pour un rappel récent à propos du délai d’exécution d’une saisie conservatoire, CJUE (2ème ch.), 4 oct. 2018, Società Immobiliare Al Bosco Srl, C-379/17). Il faut probablement il voir la justification retenue par la Haute juridiction civile pour se prononcer directement et forger ainsi l’état du droit positif.
 
De manière très claire, la combinaison des article 145 CPC et 35 « Bruxelles I bis » produit toutes ses potentialités dès lors que l’on est en présence d’« une mesure d'expertise destinée à conserver ou établir la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige, ordonnée en référé avant tout procès », qu’elle est « prévue(s) par la loi (français) » et doit « être exécutée en France ». Ces trois conditions sont évidemment cumulatives et expliquent que la figure procédurale ne sera pas nécessairement des plus fréquentes. Mais, dès lors qu’elles sont vérifiées, la solution retient l’attention et offre, au moins en termes de stratégie procédurale, des perspectives on ne peut plus intéressantes tant il est, dans le contexte du contentieux transfrontière, un avantage souvent décisif pour le demandeur d’attraire – même à titre provisoire – le défendeur sur son propre terrain de jeu pour d’évidentes raisons d’éloignement de ce dernier…
 
Un tel attrait apparaît d’autant plus clairement si l’on s’attache aux situations procédurales en cause dans les deux affaires à l’origine des pourvois ici examinés. Dans le premier cas, la demande tendait à la désignation d’un expert pour examiner une jument située en France, quant bien le fait générateur de responsabilité était, lui, situé en Suisse. Dans le second cas, la mission d’expertise ordonnée par le juge français concernait des installations photovoltaïques situées en France pour lesquelles des désordres avaient été constatés lors de la réception, alors même que les principales parties en cause avaient leur siège hors du territoire national. Chacun mesurera que les trois conditions sont bien ici vérifiées et que, dès lors, la compétence du juge français pour ordonner ces mesures d’instruction in futurum est établie nonobstant le fait que, dans le premier cas, la cour d’appel avait à bon droit décidé que s’agissant d’une action délictuelle intéressant un dommage survenu en Suisse, les juridictions de ce dernier pays en application de l’article 5, § 3, de la Convention de Lugano du 16 septembre 1988, étaient compétentes au fond et, dans le second cas, il existait une clause attributive au profit exclusif du juge allemand.
 
Au-delà du constat que la première chambre civile vient utilement et – espérons-le – définitivement clarifier le sort des mesures d’instruction in futurum de l’article 145 CPC dans un contexte international après de bien trop longues années d’hésitation, force est de souligner qu’une nouvelle fois cet article se voit accorder une place de choix dans le panel des outils aux mains du juge des référés. En ce sens, on ne pourra que souligner qu’il en est du juge étranger comme de l’arbitre pour lequel avec constance il a été jugé depuis plusieurs années que l’existence d’une convention d’arbitrage ne fait pas obstacle au pouvoir du juge des référés d’ordonner, sur le fondement de l’article 145 CPC et avant la saisine du tribunal arbitral, toutes les mesures d’instruction dont pourrait dépendre l’issue du litige…
 
Cyril Nourissat
Professeur agrégé des Facultés de droit
Directeur du Comité Scientifique
 
 
 
 
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